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Légende (de droite à gauche) : L’ancien gouverneur de Jakarta Anies Baswedan (candidat #1), le ministre de la Défense sortant Prabowo Subianto (candidat #2), et l’ancien gouverneur de Central Java Ganjar Pranowo (candidat #3)   

204,8 millions d’Indonésiens, dont plus de la moitié ont moins de 40 ans, étaient en droit de voter pour choisir leur président et vice-président, ainsi que les députés de la Chambre des représentants nationale, des Conseils représentatifs régionaux et enfin la composition des parlements locaux.  Une victoire à la présidentielle en un seul tour requiert l’obtention de la moitié des voix (50 % + 1), dans au moins 20 des 33 provinces.

Les problématiques liées aux dynasties politiques en Indonésie est un sujet qui a occupé les pages des médias (principalement locaux mais aussi internationaux, dont un billet par notre équipe) pendant des mois et qui continue d’être un sujet de discussion en cours. La religion avec la participation active de Muhammadiyah et de Nahdlatul Ulama – la plus grande organisation islamique d’Indonésie qui revendique quelque 40 millions de membres – est aussi un thème déjà largement exploré. Ces organisations jouent un rôle important dans l’orientation des décisions des électeurs en faveur d’un candidat qu’elles soutiennent. Dans la pratique, ces organisations deviennent souvent une partie active du processus de décision politique.

Alors que beaucoup a été dit sur les dynasties politiques et la montée depuis 2016-2017 d’un islam conservateur, un autre phénomène, celui de l’insécurité sociale, de l’incertitude sanitaire, de la précarité et de la pauvreté, reste peu analysé. Les tensions sont évidentes alors que ces véritables problèmes qui affligent la nation, couplé au recul de la démocratie, s’aggravent.

 

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Un bureau de vote à Jakarta © Aniello Iannone

L’ancien général Prabowo Subianto a façonné une image politique oscillant entre un nationalisme fervent et un populisme religieux, mêlant une position ferme à une assurance charismatique militaire. Il a perdu face à Joko Widodo (2014-2024), dit Jokowi, lors des deux scrutins précédents, puis il a été intégré au gouvernement en tant que ministre de la Défense. Son co-listier Gibran Rakabuming Raka, est le vice-président le plus jeune de l’histoire de la République. Il est surtout le fils de Jokowi, homme d’affaires qui est passé maître dans l’art de maîtriser le jeu politique. Incarnant l’essence même de la dynastie, le jeune Gibran a commencé sa carrière après avoir terminé ses études au Management Development Institute of Singapore. Il a occupé le poste de maire dans la ville de Surakarta, comme son père l’a été de 2005 à 2012, puis a été propulsé à la vice-présidence, toujours avec le soutien de son père.

L’autre candidat à la présidence était Ganjar Pranowo, une figure qui rappelle Jokowi pendant son premier mandat. Il se déplace sur les marchés, converse avec la population, utilise un langage simple – celui d’un politicien du peuple – direct et sans peur, toujours avec un sourire même quand il est en colère. Le candidat à sa vice-présidence était Mafud, qui joue le rôle d’une figure équilibrante – plus sérieux, pragmatique, au langage tranchant et bien informé sur les questions du pays. Il est aussi très direct, comme démontré lors du dernier débat vice-présidentiel où il a réussi à déstabiliser Gibran.

Enfin, l’outsider Anies Baswedan est une personne qui peut être décrite de nombreuses manières, mais certainement pas comme quelqu’un incapable d’attirer l’attention. En formant des alliances avec des partis et des représentants d’un islam plus strict, l’ancien gouverneur de Jakarta (2017-2022) s’est taillé une place de choix dans le paysage politique national et se présente comme un agent potentiel de changement. Son candidat à la vice-présidence était Muhaimin Iskandar, dit Cak Imin, vice-président du Conseil représentatif du peuple, la chambre basse du Parlement, depuis 2019.

Trois candidats face au problème d’inégalité sociale 

L’économie indonésienne a connu un développement significatif au cours des dernières années, avec un taux de croissance qui, bien qu’il ne corresponde pas entièrement aux attentes du gouvernement sous Jokowi, pourrait être considéré comme raisonnablement louable, compte tenu des deux années de la pandémie de COVID-19 qui ont inévitablement entraîné un ralentissement. Cependant, le développement économique et le développement social (qualité de l’emploi, soins de santé et égalité sociale) sont des domaines distincts. Jokowi est affectueusement surnommé “Monsieur Infrastructure” précisément parce que le point focal de son programme politique a été le développement économique infrastructurel. Il a cherché à aborder la Chine avec prudence en politique étrangère, s’alignant sur l’Initiative Ceinture et Route en coordonnant dix projets pour l’Indonésie, un aspect distinctif de son mandat. 

 
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Source de la carte 
[ Lire notre analyse Mediapart sur la genèse de l’Initiative Ceinture et Route / Belt and Road Initiative (BRI)]

Jokowi est également la figure centrale derrière la loi Omnibus, une réforme du travail représentant la véritable facette de la politique indonésienne basée sur une approche capitaliste axée sur l’accumulation et l’exploitation. C’est l’essence même de la loi Omnibus : une atteinte aux droits des travailleurs et à l’environnement au nom du “développement économique“, qui rappelle la “stratégie du choc” administrée à l’Amérique du Sud à partir des années 70, puis à l’Europe de l’Est et finalement l’Asie. 

Les données les plus récentes de la Banque mondiale indiquent une réduction de la pauvreté absolue, mais la pauvreté relative a augmenté. Selon les chiffres officiels, l’accessibilité à l’emploi aurait augmenté, et pourtant, le défi imminent de l’Indonésie réside dans la difficile situation des jeunes éduqués qui peinent à trouver du travail. Ainsi,  le nombre de nouveaux pauvres, jeunes et précaires, augmente. L’insécurité résultant des bas salaires est un dilemme que les candidats auront du mal à résoudre sans un profond remaniement des priorités économiques. 

Face aux manœuvres politiciennes, les programmes sont difficilement audibles. Tout juste les différents débats ont-ils donné l’occasion aux trois candidats de réitérer leurs affinités thématiques : concorde nationale pour Pranowo, piété et solidarités islamiques chez Baswedan, et enjeux de souveraineté et de défense pour Subianto. Les discussions tournent autour des investissements et de l’économie, tandis que la sphère sociale est souvent négligée ou traitée avec parcimonie.

 

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Un bureau de vote à Jakarta © Aniello Iannone

Que fera le prochain dirigeant de l’Indonésie pour le bien-être social du pays ?

Dans son programme, le candidat Subianto avait promis d’augmenter le nombre de médecins dans les villages dépourvus d’une couverture médicale adéquate. Il a également mis l’accent sur la lutte contre le fléau de la corruption et sur la réforme de la bureaucratie pour améliorer le système de santé dans ces régions.

Baswedan avait proposé des règles plus strictes pour les auteurs de crimes contre les femmes, tout en ciblant les jeunes votants en promettant une réforme de l’éducation, telle qu’une diminution des frais de scolarité. Il avait planifié la construction dans différentes régions d’Indonésie de quarante villes offrant des services similaires à la capitale Jakarta, immense mégalopole menacée par la montée des eaux. Cette initiative vise à assurer “une répartition équitable de la population” et à “créer un environnement sain offrant un confort à tous les résidents”.
Ce projet de décentralisation se voulait une réponse à la construction de la nouvelle capitale à Kalimantan, en pleine jungle de Bornéo, méga-projet pour laquelle l’équipe de Subianto, soutenue par l’ancien président Jokowi, veut rester dans l’Histoire. Subianto a également annoncé des mesures de lutte subventionnée contre la pauvreté telles que des repas gratuits dans les écoles et pour les femmes enceintes.

L’Indonésie est un pays qui souffre d’une des plus grandes disparités sociales au monde mais aucun candidat ne semble avoir de plan concret et complet pour s’attaquer aux sources de l’inégalité. 

Ces élections sont marquées par l’absence d’un candidat capable de soutenir des politiques visant à réduire ce phénomène, car tous sont issus de la même classe qui perpétue cette disparité sociale. Il est donc surprenant que les votants aient choisi de porter au pouvoir deux représentants de la classe hégémonique, respectivement symboles de la violence d’Etat et du népotisme. L’entrée de Gibran, fils de Jokowi, sur la scène politique semble s’être traduite par un adoucissement de l’image de Subianto, 72 ans, mais hormis pour le fait d’être issu d’une famille illustre, les capacités politiques de Gibran semblent bien faibles.  Il semble improbable d’imaginer que Subianto, ancien lieutenant général de l’armée et beau-fils de l’ancien dictateur Suharto, qui a souvent menacé les médias et les journalistes, donnera la priorité aux politiques sociales du pays. Durant les troubles en 1998, il a été renvoyé de l’armée avec déshonneur après avoir été lié à l’enlèvement de plus de 20 étudiants pro-démocratie – dont 13 n’ont jamais été retrouvés.

Selon CBS News, “l’ancien militaire est aussi parvenu à se réinventer en grande partie grâce à TikTok, qu’il a utilisé pour se redonner une image de grand-père câlin, aimant les chats, et qui n’a pas honte de faire quelques pas de danse maladroits sur scène lors de rassemblements. Cette nouvelle image semble avoir conquis un nombre décisif de jeunes électeurs indonésiens, dont beaucoup ne se souviennent peut-être pas de ses précédentes incarnations. Il a toujours nié avoir commis des actes répréhensibles lorsqu’il commandait les forces de sécurité, mais il a également déclaré que l’Indonésie avait besoin d’un dirigeant autoritaire et a suggéré qu’il serait bon d’abolir la limitation du nombre de mandats présidentiels.”

Peut-être est-ce précisément cela qui amène les Indonésiens à percevoir Prabowo Subianto comme un “Mussolini indonésien”. Doté de charisme, d’une démarche sévère et d’une attitude intrépide, il a réussi à s’imposer auprès des gens comme l’homme de la situation pour régler à la dure les problèmes d’insécurité et d’inégalité sociales. Dans un pays considéré jusqu’à présent comme le pivot démocratique de la région, les inquiétudes concernant le rôle des dynasties politiques, l’abus des aides sociales et d’autres ressources gouvernementales par le président lui-même et l’appareil d’État, ainsi que le piètre bilan de Subianto en matière de droits de l’homme, remettent en question la force de la démocratie indonésienne.

 

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Dans un bureau de Jakarta, une électrice a voté © Aniello Iannone

Dirty Vote est un documentaire réalisé par Dandhy Laksono qui expose la fraude électorale systématique présumée de l’administration du président Joko Widodo et qui est expliquée par trois experts en droit constitutionnel, à savoir Zainal Arifin Mochtar, Feri Amsari et Bivitri Susanti. Il a été téléchargé par plus de cinq millions de personnes en deux jours… puis le réalisateur et trois experts en droit constitutionnel figurant dans le film ont immédiatement été traduits en justice pour diffamation. 

Lors d’un panel organisé à Bangkok par SEA-Junction, Lia Sciortino, experte de la politique indonésienne, a rappelé : Au cours du deuxième mandat de Jokowi, l’opposition a été englobée dans le gouvernement, de sorte qu’il n’y avait plus d’opposition. Tous les partis faisaient partie de la coalition et c’est devenu une pseudo-démocratie. Il y a eu un recul progressif de la démocratie pendant le deuxième mandat de Jokowi, malgré qu’il soit le premier à ne pas être lié aux élites militaires. Le népotisme et la corruption ont été complètement normalisés pour la majorité des Indonésiens. Cette élection est juste une sélection du moindre mal car chaque candidat porte dans son programme une attaque contre la démocratie. Certains généraux qui ont exclu Subianto de l’armée le soutiennent désormais à nouveau.””

Sous couvert de scrutin électoral, ces compromis entre élites politiques, économiques, religieuses et militaires sont communs en Asie du sud-est, particulièrement au Cambodge, aux Philippines, Thaïlande et Malaisie , pour maintenir leur pouvoir respectif et le statu quo. Ces alliances en apparence contre-nature permettent de neutraliser “légalement” toute possibilité de pleine démocratisation des institutions et de véritable représentativité de genre, de classe et d’ethnie. 

Galuh Wandita, fondatrice de Asia Justice and Rights (AJAR), a résumé : “Nous avons eu Reformasi [un soulèvement populaire qui a renversé la dictature de Suharto en 1998 ], mais nos rêves étaient bien plus grands que cela. Le sentiment de dégoût, résumé par le mot ‘muak’, va au-delà des universitaires et des artistes. La société civile est désormais sensibilisée, les freins et les contrepoids sont la clé de la réussite, quel que soit l’élu. Suharto est tombé grâce à la société civile et aux leaders étudiants – il a été poussé par le pouvoir populaire.”

Cet article a été co-écrit par Aniello Iannone, maître de conférences et chercheur à l’université de Diponegoro, étudiant en sciences politiques spécialiste de l’Indonésie et de la Malaisie, et Laure Siegel, correspondante pour Mediapart en Asie du Sud-est, dans le cadre de l’atelier “Training on Popularizing Research: A cross-sectoral approach on social movements in Southeast Asia” organisé par Alter-Sea et Shape-Sea.  

[ Pour comprendre le contexte, notre premier article sur l’ouverture de la campagne électorale en Indonésie et l’analyse de Romaric Godin dans Mediapart ]

Source : https://blogs.mediapart.fr/laure-siegel/blog/150224/jour-d-elections-en-indonesie-la-danse-des-elites-porte-prabowo-subianto-au-pouvoir?s=09